Auteur – Entrevue Morris Lucky Luke a 50 ans

Par Olivier Le Naire

Lire, juillet 1997 / août 1997

Le 78e album du cow-boy paraît à la rentrée. Une pérennité du succès qui n’entame pas la modestie de son papa, le Belge Morris.

C’était il y a cinquante ans dans Spirou. Maurice de Bévère, un jeune dessinateur belge inconnu, posait la première bulle de ce qui allait devenir un monument: les aventures de Lucky Luke, pauvre cow-boy solitaire vite promu star mondiale de la bande dessinée. Dans sa maison toute simple des faubourgs de Bruxelles, Morris, grand gosse discret de 73 ans, citoyen (presque) ordinaire arborant son éternel nœud papillon, raconte un demi-siècle d’aventures.

Cinquante ans de Lucky Luke, ça se fête!

Morris. Je sais que plusieurs manifestations sont prévues (*). Mais ça, c’est le boulot de mon éditeur. Moi, je me suis contenté de dessiner un nouvel album [le 78e, en librairie fin août] qui reprend un mythe de l’histoire du Far West, le fameux règlement de comptes à O.K. Corral, qui a inspiré plusieurs films. Ça faisait longtemps que j’avais envie d’y mêler Lucky Luke. Alors, comme d’habitude, j’ai pas mal «trafiqué» l’histoire officielle car le véritable destin des cow-boys ne prête pas souvent à la rigolade. Pour résumer, O.K. Corral raconte une querelle électorale dans la petite ville de Tombstone, où Old Clanton, le maire sortant – un affreux – se heurte au célèbre Wyatt Earp, son rival. Au milieu de tout ça, Lucky Luke doit rétablir le débat démocratique et déjouer les ruses de Clanton. Vous voyez, c’est très actuel.

Justement, comment expliquez-vous le retour en vogue de la grande BD classique?

M. Je crois que des héros comme Tintin, Astérix, Lucky Luke, Blake et Mortimer, correspondent au goût profond du public. D’ailleurs, ils se sont toujours bien vendus. Simplement, il n’y avait plus de nouveaux albums. Alors on en a sorti d’autres ou on a réédité d’anciennes versions. Et chaque fois, c’est un événement. En ce qui concerne Lucky Luke, je m’en tiens à une aventure par an. C’est un bon rythme. Le temps joue en faveur de ces héros qui occupent la scène depuis tellement d’années. Ils traversent les modes et les générations, car, au fond, les gens réclament toujours la même chose. Ils aiment qu’on leur raconte une bonne histoire, drôle si possible, bien construite avec un dessin clair et lisible. Cest aussi simple que ça. Lucky Luke a un atout supplémentaire: il puise dans la grande mythologie du western qui autorise toutes les variations possibles et imaginables.

Vous n’en avez pas assez, de dessiner le même personnage depuis cinquante ans?

M. Pas du tout, j’ai l’impression d’avoir commencé hier… ou disons avant-hier. Contrairement à beaucoup d’auteurs de BD, je n’ai pas besoin de changer régulièrement de héros. En revanche, je vais puiser dans le réel, dans la vie de tous les jours, pour entretenir mon trait et offrir au public des personnages variés, authentiques. Pendant longtemps j’ai fait du dessin réaliste en illustrant des romans d’amour ou des étapes du Tour de France. J’adore aussi la caricature. Les croque-morts que je dessine sont directement inspirés de mes anciens profs jésuites, Lucky Luke ressemble à Gary Cooper, Phil Defer à Jack Palance. Et les connaisseurs ont tous repéré, au fil des albums, ici un personnage ressemblant à Franquin, un autre à Goscinny, etc. J’ai aussi caricaturé mon père, ma femme, et moi-même bien sûr. En dessin, on en apprend tous les jours. Par exemple, récemment, j’ai cherché la manière la plus efficace de reproduire le mouvement du signe de croix. Finalement j’ai donné quatre bras à mon personnage. Et ça marche! Parfois aussi, je réalise des petits jouets en bois. Pour faire ce métier, il faut garder une âme de gosse. Un vieil auteur de BD comme moi ne retombe pas en enfance car il n’en est jamais sorti. Grâce à Lucky Luke, j’ai passé ma vie à faire ce que j’aime le plus au monde: dessiner. Comment voudriez-vous que j’en aie assez?

On dit parfois que les albums sont moins bons qu’au temps où Goscinny concevait les scénarios.

M. Je ne suis pas du tout d’accord. La preuve, chaque Lucky Luke se vend à 450 000 exemplaires rien que pour la version française. Peut-être existe-t-il simplement une nostalgie des anciens albums. Certains scénarios de Goscinny étaient plus faibles que d’autres et lui-même me répétait souvent que Lucky Luke n’est qu’un prétexte à gags, le fil de l’histoire étant secondaire. Aujourd’hui, je travaille avec mes équipiers (Fauche, Léturgie, Adam, Yann…) à peu près comme je le faisais avec Goscinny. Je choisis les sujets, j’invente les personnages principaux, je rectifie le découpage, j’apporte la documentation…

Vous avez rencontré Goscinny aux Etats-Unis…

M. Oui. A la fin des années 40, il travaillait dans une usine de pneus et s’essayait à la BD, mais il était d’abord fait pour le scénario. On n’a travaillé ensemble qu’assez tard, vers 1955. Auparavant, j’avais fait mes débuts en Belgique pendant la guerre dans un studio de dessins animés, avec Franquin, Paape, Will, Peyo. On vivait tout le temps ensemble. Comme les Dalton. On admirait nos aînés, Hergé, Gillain (Jijé). On se critiquait, on s’amusait. En 1948, je suis parti aux Etats-Unis pour six ans avec Franquin et Jijé. C’est lui qui m’a présenté à Goscinny. Chaque semaine, j’envoyais mes planches de Lucky Luke en Belgique. Et à New York, nous avons tous assisté à la naissance de Mad. C’était un comic book sur du mauvais papier avec du western, du policier, de la science-fiction. Avec Mad, j’ai beaucoup appris. En quelque temps, je suis passé de l’humour à la parodie. J’ai découpé mes planches comme des séquences de cinéma. Le dessin de Lucky Luke s’est affiné. C’est devenu du western spaghetti avant l’heure.

Vous avez la nostalgie de cette époque?

M. Un peu. Aujourd’hui, les jeunes courent après le succès et l’argent alors qu’il ne faut justement pas s’en préoccuper pour que ça marche. Personnellement, j’ai du mal à accrocher avec la BD ultraviolente, pornographique, les mangas, le monde d’un Vuillemin ou d’un Lauzier. Je préfère le Lucien de Margerin ou le Jack Palmer de Pétillon. A vrai dire: c’est plus difficile de faire rire que de faire pleurer. Pour arracher une larme, il suffit d’un oignon. Mais on n’a toujours pas inventé l’oignon qui fait rire.

Vous avez parfois été censuré…

M. Oh oui! Les Scandinaves m’ont reproché de faire des noirs trop noirs avec de trop grosses lèvres. Et pour s’adapter au public anglo-saxon, il a fallu renoncer, dans les dessins animés, aux Mexicains endormis; les Indiens se sont mis à parler un anglais d’Oxford. Je passe sur la cigarette de Lucky Luke remplacée par un brin de paille.

Après vous, que deviendra Lucky Luke?

M. Ce qui se passera après ma mort, je m’en fiche. Je n’ai pas d’enfant. Si on trouve quelqu’un qui soit capable de le dessiner correctement, pourquoi pas? Je n’y pense pas. La seule chose que je demande, c’est qu’on mette dans mon cercueil du papier et des crayons, au cas où il me prendrait une envie de dessiner.

(*) Entre autres événements, cet été dans la France entière circulera la plus grande carte d’anniversaire du monde que signeront tous les fans de Lucky Luke. Cette carte sera remise le 10 septembre à Morris lors d’une grande fête.

Référence : http://www.lire.fr